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Requalification en contrat de travail : les plate-formes comme Uber et Deliveroo sont-elles menacées ?

En février, Deliveroo était condamné pour travail dissimulé par le conseil de prud’hommes de Paris après la requalification du contrat de prestation de service d’un de ses coursiers en contrat de travail. Un mois plus tard, la Cour de cassation a considéré qu’un chauffeur Uber ne peut être considéré comme un travailleur indépendant, et doit être requalifié comme salarié. Deux décisions qui pourraient avoir des conséquences pour le modèle des plate-formes d’économie collaborative. L’analyse des avocats des livreurs Deliveroo et du chauffeur Uber, Me Kevin Mention et Jean-Paul Tessonnière.

 

En quoi la décision du conseil de prud’hommes de Paris de condamner Deliveroo pour travail dissimulé pourrait-elle entraîner un effet “boule de neige” ?

Kevin Mention : La condamnation de Deliveroo était déjà une première pour une plate-forme d’économie collaborative, car les prud’hommes estimaient que le site avait délibérément fraudé le Code du travail en obligeant son livreur à avoir un contrat de prestation de service. Deliveroo explique que cette décision concerne une ancienne forme de contrat, mais cet argument ne tient pas. En effet, les juges se sont appuyés sur deux critères : l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation, et l’existence d’un pouvoir de sanction. Deux éléments qui existent toujours dans les nouveaux contrats avec la rémunération à la course.

Le livreur n’est libre de fixer ni les prix, ni les zones de livraison, ce qui correspond à des critères du salariat. Il est géolocalisé et a l’obligation d’être présent et connecté, ce qui signifie qu’il y a bien un lien de subordination. Chez Deliveroo, vous êtes aussi obligé de travailler les vendredi, samedi et dimanche jusqu’à 22 heures ; sinon vous êtes suspendu et vous ne pouvez plus faire d’autres courses. Vous êtes là pour livrer de la nourriture pour Deliveroo, et pas pour développer votre clientèle.

Une requalification en contrat de travail pour tous les autres coursiers est tout à fait envisageable. Si les prud’hommes s’en tiennent aux critères établis par la Cour de cassation, tous les livreurs sont potentiellement concernés. Une cinquantaine de personnes, dans une situation similaire, m’ont déjà contacté, et cela ne concerne pas que Deliveroo.

 

La requalification en contrat de travail du lien unissant Uber à un chauffeur fera-t-elle également jurisprudence ?

KM : Rappelons l’affaire : en 2019, la Cour d’appel de Paris avait requalifié en salarié un chauffeur VTC travaillant pour Uber. La Cour de cassation a confirmé ce mercredi cette décision. Selon le tribunal, lors de la connexion à la plate-forme, il existe un lien de subordination entre le chauffeur et la société. Ainsi, loin de décider librement de l’organisation de son activité, de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseurs, le chauffeur Uber concerné a intégré, expliquent les juges, “un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par Uber, qui n’existe que grâce à cette plate-forme, à travers l’utilisation duquel il ne se constitue aucune clientèle propre, et ne fixe pas librement ses tarifs, ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport”.

Ici, la Cour de cassation pose des principes, créant ainsi une jurisprudence. Elle retient le critère de système organisé, un élément qui permet de retenir un lien de subordination, et d’autres tout aussi importants comme l’absence de pouvoir de négociation dans la fixation du prix, ainsi que de clientèle personnelle. Des éléments qui existent pour la plupart des plate-formes d’économie collaborative.

Jean-Paul Tessonnière : Cet arrêt portera sans doute un coup terrible à Uber, car l’avis de la cour n’est pas fondée sur un point de détail, mais sur tout un faisceau d’indices. Jusqu’à présent, les décisions des tribunaux concernaient des cas particuliers ; des caractéristiques particulières des relations entre les travailleurs et les plate-formes pouvant correspondre à un contrat de travail. Par exemple, dans le cas de Deliveroo, la géolocalisation du livreur et des sanctions potentielles.

L’arrêt d’hier est novateur car il examine toutes les facettes des relations entre le travailleur et le service : l’inscription imposée (et non libre) au registre des métiers pour se déclarer travailleur indépendant ; l’impossibilité d’avoir accès à l’identité des passagers, ce qui empêche de se constituer une clientèle ; un pouvoir de sanction possible… À chaque fois, la Cour de cassation observe qu’il y a un lien de subordination, donc que cela correspond à un contrat de travail. La cour prend aussi bien soin de relever que le chauffeur Uber participe à un service de transport organisé par la société Uber, préexistant à la relation passé entre les deux parties.

Uber risque clairement d’avoir des difficultés à renverser la balance en cas d’affaires similaires ultérieures. Il s’agit ici d’un arrêt de principe à même de fixer une jurisprudence. Et fait qu’elle ait été traduite en plusieurs langues, prouve aussi qu’il s’agit d’une problématique internationale, pouvant établir une jurisprudence européenne. Il faut ainsi noter que les critères du contrat de travail détaillées dans le cas analysé par la cour correspondent à sa définition européenne.

 

Ces deux décisions menacent-elles finalement le modèle économique des plate-formes d’économie collaborative ?

KM : Ces deux décisions menacent les abus de ces plate-formes, qui détournent aujourd’hui le statut d’indépendant. Mais les entreprises elles-mêmes ne sont pas réellement menacées. Deliveroo fait des bénéfices en France, s’associe avec Amazon… On imagine bien que la société puisse continuer à faire du profit en salariant ses coursiers, ou au moins en respectant leur indépendance et en les payant mieux. Les services de ce type gagneront moins d’argent, et si certains, “petits”, fermeront leurs portes, tous ne mettront pas demain la clé sous la porte.

Uber, de son côté, est interdite au Danemark, en Italie, en Hongrie, en Bulgarie, à Hambourg, Francfort, Düsseldorf, Barcelone et Londres ; et la Californie a ratifié fin 2019 une loi qui fait de ses chauffeurs des salariés. La société conteste cette loi, mais commence tout de même à donner une certaine marge de manœuvre dans la fixation des tarifs. À moins que les gouvernements créent des statuts intermédiaires entre free-lance et salariés, les plate-formes d’économie collaborative ont le choix : soit elles donnent plus de pouvoir, de garanties et de lest à leurs travailleurs, soit elles les salarient.

JPT : La décision de mercredi est universelle, car elle s’applique à tous les contrats de prestation de service d’Uber. Cet arrêt risque de devenir une référence, pour une application générale. C’est toute l’économie des plate-formes qui est concernée. Pour s’adapter, elles auront besoin de faire un effort énorme : il ne s’agit pas de changer quelques petits détails, mais de revoir toute une philosophie. Les solutions consisteront à changer complètement d’approche dans la question des rapports avec les travailleurs du numérique.

 

 

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