L’application mobile Mon Compte Formation, qui permet d’accéder directement aux formations financées par le CPF, a été lancée le 21 novembre dernier. Avec elle, le gouvernement espère simplifier les démarches et inciter les salariés à se former. Mais certains, comme Michel Beaugas, secrétaire confédéral FO en charge de la formation professionnelle, doutent de son efficacité et s’inquiètent même d’éventuelles dérives.
Pourquoi, pour vous, l’application lancée par le gouvernement est-elle dangereuse ?
Nous verrons bien au fur et à mesure de l’utilisation de cette application si je me trompe, mais le CPF n’a jamais vraiment pris, et ce n’est pas ainsi que la situation changera. Je regrette le fait que l’on ait annoncé en grande pompe un “nouveau droit fondamental”, en présentant Mon Compte Formation comme un outil pour choisir librement sa formation. Car pour que cela soit un vrai choix éclairé et libre, encore faut-il que l’on connaisse sa propre valeur et ses besoins.
Certes, cette application sensibilisera probablement certains actifs à la possibilité de se former via leur CPF, mais le problème est qu’ils se retrouvent seuls face à une multitude de choix, un vaste catalogue, sans pilotage. Je ne doute pas de la capacité des individus à se prendre seuls en main, mais certaines modalités ne sont pas connues de tous (par exemple, pour une VAE). En outre, trop de gens n’ont pas la vision de la réalité d’un métier.
Le risque est que les utilisateurs se trompent de formation (notamment en choisissant quelque chose qui leur fait plaisir, mais sans utilité pour leur évolution professionnelle), et qu’après une mauvaise expérience, ils ne reviennent plus jamais utiliser leur CPF. Avant de faire un choix, les salariés ont besoin de rencontrer un conseiller en évolution professionnelle (CEP), un professionnel qui saura les guider au mieux en leur permettant de vérifier que telle ou telle formation leur correspond. Au lieu de proposer directement des formations, l’application devrait donc, d’abord, conseiller des prestations vers des conseillers.
S’agirait-il donc d’une fausse liberté de choix ?
Exactement. Tout dans cette application est guidé : il y a des suggestions de formations ou de métiers vers lesquels se reconvertir (aides cuisiniers, agents de propreté…), et cela ne correspond pas forcément à ce que vous souhaitez faire. Je ne suis pas sûr que cela permettre aux salariés de trouver la bonne formation qui leur convient pour progresser dans leur carrière.
Les utilisateurs ont en moyenne entre 1 400 et 2 000 euros à disposition quand ils se connectent pour la première fois. Mais ce n’est pas suffisant pour réaliser une formation qualifiante, et s’ils veulent plus, ils devront forcément aller chercher l’abondement de leur employeur et négocier avec lui, ou pire, sortir leur carte bancaire ! C’est une fausse liberté : le choix du salarié n’existe pas réellement.
Le gouvernement avance que toutes les sessions de formation seront certifiantes ou diplômantes, mais dans la réalité, le coût moyen d’une heure de formation oscille entre 32 et 35 euros, et lorsqu’elle est qualifiante, sa durée est a minima de 400 heures. Un salarié aurait donc besoin d’une somme comprise entre 5 000 et 13 000 euros, et non de 1 400 euros.
Ce que je crains avec un tel système, c’est que l’on tombe dans le consumérisme de la formation : comme vous avez un peu de sous, vous allez les consommer, et pas forcément à bon escient, car personne ne vous aura guidé. Sans accompagnement, les actifs risquent ainsi de dépenser leurs droits au fil de l’eau (tout en une fois, puis 500 euros tous les ans, pour de petits perfectionnements), dans des formations peu qualifiantes, au lieu “d’épargner” les sommes versées sur leur CPF pour réaliser à terme une formation de long cours et certifiante.
Doit-on aussi craindre une certaine déresponsabilisation des entreprises ?
Cette réforme fait basculer l’obligation de formation sur le salarié, et l’entreprise est clairement déresponsabilisée. Elle n’entre plus dans l’équation que s’il y a un abondement, qui nécessitera son autorisation. En outre, les sessions proposées dans le cadre de cette application, donc du CPF, seront bien souvent réalisées en dehors du temps de travail (dans le cas contraire, il faudra aussi l’accord de l’employeur) ; or, les employés les plus susceptibles de faire valoir leur droit à la formation se trouvent dans des PME et TPE, et n’ont pas suffisamment de temps libre pour cela.
Les entreprises auront toujours une obligation d’adaptation au poste, mais cette application leur permettra en fait de faire payer leurs salariés pour le reste, plutôt que de payer elles-mêmes. On transfère ainsi un coût social qui était collectif et mutualisé, sur un droit individuel. Au nom de la “responsabilisation” de l’individu, si vous n’avez plus rien sur votre compte parce que vous ne l’avez pas utilisé par manque de temps ou parce que vous ne saviez pas quoi choisir, on vous dira que c’est de votre faute ; alors que jusqu’ici, la responsabilité de l’entreprise était engagée, car c’était elle qui faisait des propositions de formation.
Pour créer Mon Compte Formation, le gouvernement s’est beaucoup inspiré de plates-formes comme AirBnb ou TripAdvisor. Une “ubérisation” de la formation vous inquiète-t-elle ?
La possibilité de noter soi-même les formations ne doit pas vous leurrer : si vous êtes dans un endroit agréable, vous trouverez que la formation est bonne, mais cela ne voudra pas dire que vous aurez forcément raison. De nombreux paramètres entrent en jeu dans une notation, et ça ne sera pas forcément sur leur contenu que les formations seront jugées, malheureusement.
Il ne faut pas non plus oublier que 23 % des Français n’ont pas accès ou ne sont pas à l’aise avec un ordinateur ou un smartphone. Or, c’est ce public là, souvent précaire, qui a le plus besoin d’une formation, et qui n’utilisera pas cette application.
Ce que je crains, enfin, c’est le caractère inflationniste des offres : dans un premier temps, le catalogue sera important, mais si cela ne fonctionne pas, le risque est que l’offre diminue et que les prix augmentent. Le ministère du Travail garantit qu’au contraire Mon Compte Formation permettra de “comparer les prix”, et qu’une “transparence vertueuse” devrait pousser les organismes à les baisser, mais je n’en suis pas si sûr.