À son plus bas niveau depuis 2008, le taux de chômage s’établit à 8,1 %, pour 2,4 millions de personnes en recherche d’emploi. Cette embellie perdurera-t-elle ? Face au coronavirus et à ses effets dévastateurs sur notre économie, rien n’est moins sûr. Interview croisée de Yannick L’Horty, Professeur d’économie à l’université Gustave Eiffel, et directeur de la Fédération Théorie et Évaluation des Politiques Publiques (TEPP) du CNRS, et de Stéphane Jugnot, statisticien et économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).
Comment analysez-vous la baisse du chômage en 2019 ?
Yannick L’Horty : Il y a eu une vraie amélioration du marché du travail : on note un retournement de tendance, partout en France, depuis 2016 pour les indicateurs du chômage, au sens du BIT comme de Pôle emploi. Le mouvement est général. Mais il faut aussi reconnaître que l’ampleur de l’amélioration du taux de chômage en 2019 est surprenante, et qu’il est difficile de l’expliquer. Il est fort possible qu’il y ait une remise en question des données dans les mois à venir.
Du coté de Pôle emploi, on peut s’interroger sur la façon de comptabiliser les demandeurs d’emploi (on ne compte que les inscrits, et les modalités d’inscriptions changent), mais pour ce qui est du chômage au sens du BIT et de l’Insee, l’amélioration est réelle. Le taux au quatrième trimestre 2019 est passé de 8,5 à 8,1 %, même si nous sommes toujours un peu supérieurs au niveau d’avant la crise de 2008-2009.
Comment expliquer une baisse du chômage d’une telle ampleur ? Il s’agit peut-être des conséquences des aides publiques données aux entreprises ; en particulier la bascule du CICE en exonération générale de cotisations sociales, qui a amélioré la situation des entreprises (masses budgétaires doublées), et la réforme du marché du travail dans le cadre de la loi El Khomri, qui a rendu le marché plus flexible. Tous les grands piliers de ce que l’on appelle un “job act” à la française ont été réformés ces dernières années et cela peut expliquer une partie de l’évolution du chômage. Il n’est donc pas possible d’évacuer l’idée qu’il ne s’agit pas que d’une histoire de conjoncture, et que des décisions politiques et économiques ont incité les entreprises à créer des postes.
Depuis 2016, on note par ailleurs une amélioration de la croissance, mais des rythmes de croissance tendancielle qui restent très faibles, avec des gains de productivité restés aussi très faibles. Si pour un point de croissance, nous avons généré plus d’emplois qu’il y a 10 ou 15 ans, c’est donc parce que l’environnement de création d’emploi s’est modifié.
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Stéphane Jugnot : Quand on regarde les évolutions tendancielles, on voit que le chômage recule depuis déjà un certain temps, avec de réelles créations de postes. Les indicateurs du sous-emploi s’améliorent aussi. Nous ne pouvons donc pas dire que la baisse du chômage est due à une dégradation de la qualité des emplois.
De nombreuses mesures politiques ont permis depuis 10 ans de jouer sur le coût du travail, mais des études montrent que l’essentiel des créations d’emploi sont des effets d’aubaine. Les aides aux organisations comme le CICE ne semblent pas avoir eu d’effets extrêmement importants. Multiplier les mesures pour baisser le coût du travail ne semble donc pas être le choix le plus pertinent pour créer des emplois sur le long terme.
L’évolution que l’on observe, et qui pourrait réellement expliquer cette baisse du chômage en 2019, c’est plutôt le ralentissement de la population active, du notamment à des départs à la retraite des générations du baby boom qui se poursuivent, et qui sont amenés à se poursuivre d’une façon tendancielle, dans les années à venir… une fois que nous aurons surmonté la crise du coronavirus.
Comment voyez-vous justement la situation de l’emploi pour 2020 ?
YL : Si vous m’aviez posé la question juste avant la crise du coronavirus, je vous aurais répondu que les effets de la bascule du CICE en exonération de cotisations auraient probablement continué à se faire sentir, mais que la courbe aurait fini par ralentir. À partir de juillet, les inflexions de la croissance (l’Insee et l’OCDE prévoyaient en mars un repli et – 0,1 point de PIB) se seraient transmises à l’emploi, et nous aurions assisté à une nouvelle augmentation du chômage ; qu’auraient sans doute pu amortir des réformes et des aides fiscales (au prix d’un déficit public plus élevé).
Mais l’épidémie de coronavirus a tout changé. Ses effets seront massifs. Nous étions dans un contexte d’amélioration progressif des chiffres du chômage et du marché du travail, et la crise remet en question, de façon nette les tendances passées. Nous faisons face à un arrêt de l’ensemble des procédures de recrutement, d’une mise entre parenthèses de l’activité dans une grande partie des secteurs ; tout cela sans savoir combien de temps durera le confinement et le ralentissement économique. Le contexte actuel est éminemment récessif, et les prévisions de croissance risquent d’être revues à la baisse. Le PIB risque de baisser largement, entre – 2 et – 6 points en un an, selon l’OCDE et le FMI. Nous ne serons en tout cas pas loin de la crise de 2008-2009, durant laquelle nous avions eu -3 points de recul du PIB en France, et une perte de 500 000 emplois.
Désormais, plutôt que des créations d’emploi moindres et une légère stagnation, nous pouvons donc nous attendre à un recul de l’emploi proche de ce qui s’est passé en 2008, et à une montée du chômage qui risque d’être à la fois forte et durable. L’incertitude entoure l’ampleur des mesures politiques qui seront mises en œuvre pour tenter d’amortir les effets de cette récession, et leur adéquation aux besoins des entreprises. Le gouvernement a généralisé le chômage partiel et a mis en place de nombreuses aides pour la trésorerie des organisations, mais auront-elles accès à ces dispositifs en temps voulu et cela suffira-t-il à limiter la réduction de leur activité, et donc à éviter des licenciements ? Rien n’est moins sûr, sachant que de son côté, l’embauche est aujourd’hui à l’arrêt. Les procédures de recrutement ont dans l’ensemble été suspendues, ce qui devrait peser très fortement dans l’évolution à court terme des chiffres du chômage.
L’épidémie actuelle risque de durer un certain temps, ainsi que le confinement et la mise entre parenthèse de l’activité économique. Nous faisons face à une crise massive qui devrait en tout cas concerner toutes les catégories de demandeurs d’emploi, tous les secteurs d’activité et toutes les régions de France.
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SJ : Les perspectives sont hélas très assombries par le coronavirus, qui a provoqué la fermeture de nombreux commerces, et mis à l’arrêt des milliers d’entreprises. Il brouille totalement les pistes, et il est quasiment impossible de prédire les perspectives pour 2020. La vérité est que nous ne savons pas du tout ce qui se passera, car nul ne sait combien de temps durera le confinement.
Tout dépendra de l’ampleur et de la durée de l’épidémie, ainsi que des choix politiques mis en place pour l’endiguer. L’épidémie de coronavirus pourrait avoir des effets sur l’emploi très incertains, et il est donc difficile de dire quand les choses repartiront à la normale. À court terme, les petites entreprises de commerce hors alimentaire, bien qu’aidées par l’État pour le chômage technique, ainsi que pour le report de loyers et de charges, souffriront. Les effets de cette crise sanitaire se feront probablement sentir, et il est fort probable que certaines seront conduites à licencier. Sans parler du contrecoup financier.
L’impact du coronavirus devrait donc être très important. À minima, il devrait s’étaler sur 6 mois. La seule certitude que nous avons, c’est la poursuite du ralentissement de la population active, qui demeurera un facteur structurel favorable à une poursuite de la baisse du chômage.
Les départs à la retraite des baby boomers est un facteur structurel de nature démographique, qui fait que l’économie n’a pas besoin d’être aussi dynamique qu’il y a 20 ou 30 ans pour faire baisser le chômage. Avec bien plus d’impact que les politiques qui jouent sur le coût du travail.