Dans une période où certains ne peuvent envisager le confinement sans écran, des millions de Français doivent composer avec des difficultés d’usage, renforçant leur sentiment d’exclusion. Car “l’illectronisme” peut être un véritable handicap. Notamment pour rechercher un emploi.
Alors que le confinement entre dans son 2e mois, les écrans semblent être devenus indispensables, ne serait-ce que pour générer son attestation de sortie de domicile. Mais pour des millions de Français, utiliser un ordinateur ou un smartphone reste un vrai parcours du combattant.
“Fracture numérique”
Dès qu’Internet s’est développé, la question de la “fracture numérique” s’est posée, mais essentiellement en matière d’accès aux équipements ou aux réseaux de télécommunication. “Aujourd’hui, 89 % des Français possèdent un ordinateur, un smartphone, ou une tablette. La question de l’inégalité face au digital se pose désormais différemment, et concerne surtout les usages”, observe David Fayon, consultant en transformation numérique.
Ne pas savoir utiliser les outils numériques représente un handicap pour 17 à 23 % de la population française, selon deux études menées en parallèle par l’Insee et BVA Group. Ces Français qui ne “se sentent pas à l’aise avec le numérique” ont des difficultés à utiliser internet dans la vie de tous les jours. Ils souffrent de “l’illectronisme”, ou “illettrisme numérique”. Un néologisme, né de la contraction des notions d’illettrisme et d’électronique, qui signifie la difficulté, voire l’incapacité à utiliser les appareils numériques et les outils informatiques, en raison d’un manque ou d’une absence totale de connaissances à propos de leur fonctionnement.
Selon BVA Group, qui a réalisé un sondage pour le Syndicat de la presse sociale, les personnes âgées sont les plus touchées par l’illectronisme. 36 % des plus de 70 ans se sentent ainsi démunis face aux démarches administratives en ligne, comme la déclaration de revenus, et 62 % sont “non-internautes”. Mais les jeunes sont aussi concernés, 12 % des jeunes se disant « mal à l’aise » avec les outils du numérique, et éprouvant des difficultés à poster un CV en ligne, ou à effectuer des recherches d’emploi approfondies sur le web.
“Ce n’est pas parce que l’on sait utiliser son smartphone que l’on est à l’aise avec l’informatique et que l’on sait envoyer une pièce jointe dans un e-mail, utiliser les réseaux sociaux avec discernement, chercher des informations ou vérifier une fake news. Au-delà des personnes âgées, les illectronistes sont des personnes bien souvent assez vulnérables : des adultes peu ou non diplômés, sans activité professionnelle, ou en situation de précarité”, explique David Fayon. En 2018, un adulte sur trois a renoncé à réaliser une tâche sur Internet parce qu’il ne le pouvait pas (1). Si les seniors sont nombreux dans cette situation, les moins de 50 ans non diplômés le sont tout autant, avec 46 % d’entre eux concernés.
13 millions de “précaires du numérique”
L’illectronisme pose un réel problème à une époque où la dématérialisation des services publics est bien avancée. “La non-maîtrise des outils numériques constitue un handicap pour accéder aux offres d’emploi, pour déclarer ses revenus, pour faire une demande de permis, pour communiquer avec ses proches, ou encore pour créer son entreprise. C’est aussi un obstacle à la formation, initiale ou continue, pour ceux qui en souffrent. En outre, alors que les entreprises achèvent leur digitalisation, le numérique devient incontournable dans la plupart des métiers”, note David Fayon. Selon l’expert en transformation numérique, “les illectronistes sont plus facilement influençables, manipulables, face aux fake news. Ils peuvent aussi plus facilement être la proie de cyberattaques et d’arnaques en ligne”. (2)
En janvier 2019, le Défenseur des droits alertait sur le risque de “recul de l’accès aux droits et d’exclusion” dû à la numérisation des démarches administratives. C’est dans cette optique que l’État a décidé de mobiliser entre 75 et 100 millions d’euros pour former 13 millions de “précaires du numérique” aux bases de l’informatique.
Selon un rapport de Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, “inclure” les naufragés du numérique pourrait permettre de créer de nouveaux consommateurs en ligne, jusqu’à générer 60 millions d’euros de bénéfice en termes de pouvoir d’achat.
Par ailleurs, mieux former les jeunes aux usages du numérique entraînerait un “meilleur niveau de qualification global”, et donc un accès à des emplois mieux rémunérés, pouvant créer jusqu’à 10 millions d’euros de gains annuels. Une meilleure maîtrise des outils numériques dans le cadre professionnel pourrait également générer 120 millions d’euros en permettant une meilleure productivité des employés, ainsi qu’une diminution du chômage pouvant générer jusqu’à 460 millions d’euros.
En février 2020, Cédric O, l’actuel secrétaire d’État chargé du Numérique, a notamment annoncé le déploiement pour mai prochain d’un “Pass Numérique” ; un carnet de chèques (distribué par des associations, des travailleurs sociaux et des institutions) destiné à 1 millions d’illectronistes, qui leur donnerait accès à différents ateliers de formation et “d’accompagnement au numérique”. Avec la crise du coronavirus, ce projet est au point mort, mais l’idée est là.
“Les outils digitaux ne sont pas innés”
“Les outils digitaux ne sont pas innés : ils s’apprennent. Mais l’État fait encore trop peu dans ce domaine. Au XXIe siècle, il est urgent de lutter contre l’illectronisme, tout comme il était urgent en 1881, sous Jules Ferry, de lutter contre l’analphabétisme. Plus une population est instruite, plus elle produit de richesses, moins il y a d’inégalités. Plus une population peut s’informer, plus elle fait preuve de discernement et dispose des clés pour agir de façon éclairée et responsable”, note David Fayon.
Le spécialiste du numérique préconise un plus grand investissement des pouvoirs publics. Il imagine aussi l’instauration d’un service civique durant lequel les jeunes deviendraient “formateurs volontaires” auprès des populations mal à l’aise avec le digital.
En attendant, des cours d’initiation existent un peu partout en France. L’association Emmaüs propose par exemple une antenne dédiée au numérique : Emmaüs Connect. Présent dans 9 grandes villes de France, ce dispositif propose des ateliers solidaires en matière d’informatique et d’internet. Actuellement, tout est évidemment suspendu en raison du confinement, mais ils devraient rouvrir ensuite.
(1) Rien à voir avec un défaut d’équipement : les “abandonnistes” sont à peu près autant équipés que le reste de la population. Ainsi, plus de 60 % d’entre eux ont un ordinateur portable ou un smartphone, la moitié un ordinateur fixe, et 45 % une tablette tactile.
(2) Selon un rapport d’Europol, l’epidémie de coronavirus s’accompagne d’une hausse de la cybercriminalité. « Avec un nombre record de victimes potentielles confinées chez elles et utilisant des services en ligne dans l’Union européenne, les moyens des cybercriminels se sont multipliés », écrit l’agence européenne de police criminelle.