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Pouvoir d’achat, chômage : la défiscalisation des heures supplémentaires est-elle la solution ?

Face au mouvement des Gilets Jaunes, Emmanuel Macron a annoncé que les heures supplémentaires ne seront plus soumises, à partir de janvier 2019, à l’impôt sur le revenu. Mais cette mesure permettra-t-elle réellement de booster la productivité, tout en augmentant le pouvoir d’achat ? Les économistes Eric Heyer, de l’Observatoire français des conjonctures économiques et Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP Europe sont loin d’approuver cette mesure – mais pas pour les mêmes raisons.

 

Pensez-vous que la défiscalisation des heures supplémentaires permettra d’augmenter le pouvoir d’achat et la productivité des entreprises ?

Jean-Marc Daniel : Ce n’est pas une mesure bien neuve : elle a déjà été mise en place sous Nicolas Sarkozy. Entre 2007 et 2012, plus de 9 millions de salariés en ont profité, pour un gain estimé à 500 euros par an et bénéficiaire. Mais à l’époque, sous le slogan « travailler plus pour gagner plus », c’était avant tout un moyen pour le gouvernement de permettre aux entreprises de contourner les 35 heures. Sur le principe, leur remise en cause devrait être beaucoup plus affichée, assumée et clairement mise en œuvre. Au niveau d’un pays, si nous voulons du pouvoir d’achat, il nous faut surtout de la production, et pour cela les gens doivent pouvoir travailler. Il faut davantage mobiliser le facteur travail, et cette astuce de la défiscalisation des heures supplémentaires risque d’être contreproductive.

À l’époque de Nicolas Sarkozy, on a beaucoup accusé l’opération d’être soumise à des effets d’aubaine, en favorisant surtout des entreprises qui dépassaient déjà les 35 heures, et en mettant ainsi à la charge des finances publiques quelque chose qui aurait eu lieu de toute façon. On ne peut pas éviter ce genre de situation. Mais si on était beaucoup plus simple dans la réalisation et plus direct dans la façon d’assumer le problème des 35 heures, nous n’en serions pas là.

Certes, la défiscalisation est une façon de permettre l’augmentation du temps de travail, avec un appui de l’État, mais s’il y avait une mesure à prendre bien plus efficace, ce serait de supprimer les 35 heures. C’est un pis-aller, un objectif de second rang, qui permet de donner un peu de pouvoir d’achat et d’inciter les gens à faire des heures supplémentaires… dans un contexte où l’on s’aperçoit qu’ils sont en fait de plus en plus réticents à cela.

Éric Heyer : La défiscalisation des heures supplémentaires n’avantage que les actifs qui ont la chance d’en faire, n’affecte pas les autres… et défavorise ceux qui sont au chômage. Il faudra mettre en place, à terme, des mesures pour financer la défiscalisation, ce qui pèsera sur certains (sous forme de taxes), et ralentira la distribution du pouvoir d’achat – puisque vous en donnerez à certains, et en reprendrez à d’autres.

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Cette mesure risquerait-elle de nuire à la création d’emploi ?

E.H : Selon une étude que j’ai réalisée et publiée dans l’Oxford Review of Economic Policy en 2011, la défiscalisation peut avoir des résultats intéressants lorsque le marché du travail est proche du plein emploi : cela permet de continuer à créer des emplois, et donc à donner du pouvoir d’achat en règle générale. Mais si vous prenez cette mesure dans un contexte de fort taux de chômage, comme actuellement, elle risque de l’accroître. Car si le pouvoir d’achat de ceux déjà en place sera favorisé, les « insiders », cela se fera au détriment des personnes au chômage, les « outsiders ». Il s’agit donc d’un système qui ne crée pas d’emploi, mais qui au contraire augmente le chômage.

En effet, en situation de plein emploi et de difficultés à recruter, les heures supplémentaires défiscalisées peuvent permettre d’augmenter la durée du travail de ceux en place, de répondre à la demande supplémentaire, et de donner plus de pouvoir d’achat aux salariés, et qui consommeront d’autres services, contribuant ainsi à créer de l’emploi. Mais quand le taux de chômage est élevé, le fait d’augmenter la durée du travail limite les créations d’emploi et n’arrange pas les choses, puisque les entreprises privilégient les heures supplémentaires aux embauches. Dans le contexte conjoncturel actuel, cette mesure pourrait donc avoir un effet négatif sur les créations d’emploi.

Quand Nicolas Sarkozy réfléchissait en 2007 à cette mesure, le taux de chômage était en dessous de 7 %, et cela pouvait avoir un sens, en permettant de stimuler l’économie. Mais actuellement, avec 9 % de taux de chômage, il faudrait au contraire baisser le temps légal de travail. La meilleure solution pour donner réellement plus de pouvoir d’achat à tous les ménages, c’est de faire baisser le chômage.

J-M.D : Effectivement, cela incite les entreprises à mobiliser plutôt les personnes qu’elles ont à portée de main, plutôt que d’aller en embaucher d’autres. C’est pourquoi le gouvernement de Jean-Marc Ayrault était revenu sur cette mesure : pour réduire le temps de travail et donc le chômage. Mais en pratique, l’on s’aperçoit que les salariés ne sont pas interchangeables : le travail mené par un travailleur lors d’heures supplémentaires disparaît dans le cas contraire, et personne d’autre ne peut le réaliser à sa place. C’est pourquoi la disparition de la défiscalisation en 2012 ne s’est pas traduite par une amélioration de la situation de l’emploi.

Il faut bien voir que, dans une économie cyclique, nous avons plutôt intérêt à avoir des règles du jeu assez souples dans la définition du temps de travail. Les entreprises, de plus en plus, s’ajustent sur la durée du temps de travail face aux cycles, et de moins en moins sur les stocks matériels. Donner un statut particulier aux heures supplémentaires serait à mon avis un choix judicieux.

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La défiscalisation des heures supplémentaires peut inciter des entreprises à limiter le recours au travail extérieur, et à s’enfermer sur la masse de salariés déjà à disposition. Mais ceci est de moins en moins déterminant : ce qui l’est, c’est la capacité à adapter la durée du temps de travail à l’évolution de la demande et au cycle économique. En Allemagne, par exemple, la notion d’heures supplémentaires varie en fonction de la situation cyclique de l’économie : à certaines périodes, on va considérer que le temps de travail le plus adapté est 28 heures hebdomadaires, et d’autres où au contraire, on va considérer qu’elles devraient être de 39 heures. Les heures supplémentaires deviennent dans cette optique quelque chose d’artificiel.

En revanche, les heures supplémentaires défiscalisées devraient permettre aux PME de ne pas alourdir leur budget en se lançant dans un recrutement complexe et coûteux. Actuellement, des organisations font également face à une pénurie de candidats pour certaines fonctions : pour elles, cette mesure est aussi un bon moyen d’inciter leurs salariés à travailler un peu plus. Les entreprises devraient donc très largement adhérer à cette mesure. Mais le plus compliqué, ce sera bel et bien de trouver des salariés qui accepteront de faire des heures supplémentaires.

 

Pourquoi les salariés seraient-ils réticents ?

J-M.D : Le véritable enjeu, ce sera de voir combien cela représentera de capacités de travail supplémentaire mobilisées, de production en plus, et également de revenus supplémentaires, sur des gens qui paradoxalement réclament une augmentation de leur pouvoir d’achat. Car ce qu’il y a de singulier lorsque l’on analyse l’expérience menée sous Nicolas Sarkozy, c’est que l’obsession du pouvoir d’achat est en fait moins forte dans la pratique que dans le discours : quand vous dites aux salariés qu’ils peuvent gagner plus en travaillant plus, ils sont nombreux à ne pas considérer cela comme pouvant apporter du bien-être supplémentaire, comparé aux contraintes affectant leurs vies.

Si les entreprises n’ont pas utilisé autant que l’on pouvait s’y attendre ce dispositif entre 2007 et 2012, c’est parce que beaucoup de travailleurs préfèrent rester dans le cadre actuel, sans chercher à améliorer considérablement leurs revenus, en pratiquant des heures supplémentaires qui échappent à l’impôt sur le revenu. Il y a certes des problèmes de pouvoir d’achat, mais les salariés privilégient ainsi de plus en plus leurs loisirs et leur bien-être à l’argent.

 

Les entreprises ne risquent-elles pas d’être poussées à privilégier les heures sup aux réelles augmentations de salaires ?

E.H : Avec la défiscalisation, il y a beaucoup d’effets d’aubaine (1). Les entreprises et les salariés ont plutôt intérêt à déclarer beaucoup d’heures sup – et donc, plutôt que d’augmenter les salaires, les deux parties déclarent davantage d’heures supplémentaires… au détriment dans ce cas de figure, des finances publiques. Selon une étude des économistes Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, entre 2007 et 2012, les salariés concernés par la défiscalisation ont bénéficié d’un surcroît de rémunération, mais pas en travaillant plus. Ainsi, expliquent-ils, « la réforme n’a eu aucun impact significatif sur le nombre d’heures travaillées », mais a en revanche « suscité une optimisation fiscale des salariés qualifiés », qui ont déclaré plus d’heures supplémentaires, afin de bénéficier de la défiscalisation, sans travailler plus.

 

(1) Selon l’avant-projet de loi envoyé le 17 décembre aux partenaires sociaux, pour limiter les effets d’aubaine, la défiscalisation des heures supplémentaires et complémentaires devrait être limitée à 5 000 euros par an.

 

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